Lyon
  Les villes sont désormais trop grandes, trop peuplées pour que l’on puisse encore y détecter au passage la présence, même fugace, des gens qui y vécurent.
  À Lyon, rien de Rousseau.
  Ces fleurs de mai toutefois, quand je me surpris à flâner du côté de Fourvière, lesquelles se penchaient vers l’étrange quidam qui n’osait les cueillir.
  Lilas. Glycines.
  Quatre ou cinq touffes de giroflées aussi, sanglantes, leurs pétales froissés dont on ne goûte jamais qu’un peu d’âcre sueur.

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  J’ai longé la Saône.
  Regardé les remous d’onde verte, pensant aux heures vécues dans les parages lorsque j’avais trente ans.
  Le suicide ne vaut pas un liard, me disais-je à l’époque : on se tue beaucoup mieux en prenant tout son temps.

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  Mais le lilas, encore.
  Les pleines grappes de tendresse que l’on serre entre ses bras. L’été qui hésite. La femme aux yeux brûlés de ciel endormie tout contre moi.

 

  Lyon
  J’aime plus qu’une autre la perspective d’aube liquide, courbe, paresseuse et comme intimement unie aux nuages qui caressent la Saône aux portes du Grenier d’Abondance, rive gauche, du Conservatoire National de Musique, rive droite, dont je n’oublie pas qu’il avait été l’école vétérinaire.
  Jean-Jacques y fut-il sensible ?
  Oui, sans doute.
  À la façon d’un adolescent découvrant pour la première fois la nudité de quelque femme offerte, et ne sachant que faire.
  L’eau.
  Les dames mûres, lasses - madame de Warens, madame de Larnage.
  Le goût de fleuve légèrement poisseux et de bouquet fané qu’elles eurent peut-être à ses lèvres.

 


  Chambéry (28 juin 2010)
  Journée chaude, saturée d’une lumière blanche, métallique, laquelle offusque le paysage.
  J’aperçois à peine les montagnes, n’en devinant qu’un cirque embrasé ou la lippe boudeuse meurtrie par le soleil.
  Le soir, l’air s’étant délesté des fines particules qu’il avait charriées tout le jour, j’admire en glouton la pâte feuilletée du calcaire compacté, découpé, haché, fracturé par les siècles.
  Temps fossile. Écrasant.
  Durée défunte, dont Rousseau se détourne, lui préférant celle des lacs, des fontaines.

 


  Lyon
  L’Hôtel-Dieu, la nuit, puis les ponts qui enjambent le Rhône, gantés de bleu.
  Tout est art. Artifice.
  D’une beauté calculée, insomniaque, laquelle me touche pourtant ou séduit en moi le vieil oiseau nocturne qui se souvient avoir joué jadis de sa mélancolie entre la place des Terreaux et Bellecour.
  Comment était-ce, une ville, au dix-huitième siècle ?
  Jean-Jacques ne décrit pas. Ou peu. Il évoque. Traduit. Ressent.
  Quant au reste, tant de peintres, d’ingénieurs, de poètes se contentant d’aménager les territoires de l’ordre inégalitaire, n’y aurait-il pas de quoi compléter jusqu’à la nausée le Discours sur les Sciences et les Arts ?


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  Le dehors qui s’invente autour de Rousseau, ou que l’on constitue comme tel - rivages, mers, brumes ensorceleuses, montagnes, cités mirifiques, coins perdus, tout le pittoresque en somme -, ne possède, selon lui, de réalité qu’à l’aune de l’émotion subjective : « Je ne sais voir qu’autant je suis ému », écrit-il le 20 janvier 1763 à M. le Maréchal de Luxembourg ; «  les objets indifférents sont nuls à mes yeux. Des arbres, des rochers, des maisons, des hommes mêmes, sont autant d’objets isolés dont chacun en particulier donne peu d’émotion à celui qui le regarde : mais l’impression commune de tout cela, qui le réunit en un seul tableau, dépend de l’état où nous sommes en le contemplant ».
  Il n’en démordra plus : «  Solitude chérie où je passe encore avec plaisir les restes d’une vie livrée aux souffrances (on a reconnu l’un des plus célèbres paragraphes de l’Art de jouir), forêts sans bois, marais sans eaux, genêts, roseaux, tristes bruyères, objets inanimés qui ne pouvez ni me parler ni m’entendre, quel charme secret me ramène sans cesse au milieu de vous ? Êtres sensibles et morts, ce charme n’est point en vous, il n’y saurait être, il est dans mon propre cœur qui veut tout rapporter à lui ».
  Jean-Jacques traite donc Lyon avec plus d’égards que Venise - n’importe quel écrivain, buvant un café place Saint-Marc, en eût noirci des pages et des pages (mais il est où, Casanova ? à Lyon, il me semble…) -, le Rhône et la Saône moins furtivement que la Seine, laquelle n’a pas grand-chose à opposer au souvenir de certain chemin parsemé de pervenches.

© Lionel Bourg