Humanités numériques, retour sur la conférence de Michael Sinatra

Le 5 novembre 2015, Michael Sinatra, co-directeur de la collection Parcours Numériques des Presses Universitaires de Montréal est intervenu à l'Enssib dans le cadre du cycle de conférences « Bibliothèques et international ». Ses recherches dans le domaine des humanités numériques révèlent les mutations que le web a entraîné sur l'accès et la compréhension des documents et du savoir. Les métiers de la documentation font ainsi face à de profonds bouleversements.

Compte-rendu :

Comprendre l'édition électronique en contexte numérique 

Michael Sinatra, professeur associé d'anglais à l'Université de Montréal, directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur les humanités numériques (CRIHN) et président de la Société canadienne des humanités numériques, co-dirige la collection Parcours Numériques des Presses Universitaires de Montréal. Il est intervenu, à l'Enssib, à l'occasion d'une conférence intitulée « Repenser les éditions électroniques en contexte numérique », pour revenir sur les humanités numériques et le contexte de recherche actuel auquel elles se confrontent : internet et le web ont en effet profondément transformé notre approche de la connaissance et à travers elle, notre compréhension du monde.

Mise en contexte autour du web

Pour comprendre le web, il faut agir comme un archéologue du savoir. Les traces sont des matériaux permettant d'analyser des statistiques dynamiques. On observe ainsi un effet de broadcaste asymétrique ; c'est à dire une diffusion asymétrique de l'information et du savoir avec une communication de masse de « un » vers « plusieurs » acteurs. L'enrichissement des contenus avec des images, du son et aujourd'hui des vidéos devient également central dans la transmission du savoir sur le web.

Ainsi, le numérique a peu à peu envahi toutes les sphères de la production et de la société. Cependant, si cette diffusion entraîne l'effet de masse des actions sur le web, cela ne signifie pas obligatoirement la mutualisation de ces actions ; même les projets isolés les uns des autres se concentrent sur le numérique, avec lequel tout change : support, processus d'écriture, transmission du savoir...

Observation de ces mutations à travers l'édition critique

Un groupe de recherche formé sur la convergence

Le groupe de recherche du CRIHN a été pensé de manière institutionnelle. Il est composé de chercheurs aux carrières et aux spécialités différentes dans les domaines de la littérature, de la communication ou encore de l'histoire de l'art. Cela permet une collaboration entre les différents domaines des humanités numériques. Il y a une réelle convergence multidisciplinaire et un effort commun pour des résultats globaux dans le but de cerner ces mutations dans les sciences de l'information et des humanités numériques et réaliser de l'édition critique.

Observations sur le « document »

Internet et le web ont indéniablement changé notre rapport au document notamment avec l'augmentation de la quantité de l'information et la manière de la représenter. Le web remet l'accent sur le flux, les échanges et la mutabilité des contenus. En effet, la vitesse de la production automatisée entraîne une diminution de notre représentation du temps : l'homme n'a plus le temps de se représenter l'événement que partiellement.

Ainsi, deux temps sociaux se superposent : le temps de la lecture (celui de la médiation du document et de la réflexion) et le temps de l'échange et du dialogue (avec l'omniprésence de l'intertextualité et l'aspect social du web). Le lecteur devient créateur, il note, cite, rassemble les contenus. Ce n'est donc plus tant la ressource qui est importante que sa traçabilité.

Cela dévoile une profonde mutation de notre rapport à la mémoire et à notre relation au savoir.

L'observation du CRIHN doit donc également être introspective sur ses recherches puisque l'édition critique elle-même est redéfinie par le numérique. Les dispositifs d'éditorialisation déterminent en effet le sens et garantissent la validité des contenus en assumant les fonctions qui étaient typiquement celles de l'auteur.

La notion d'« éditorialisation » et le web

Marcello Vitalli-Rosati, co-directeur avec Michael Sinatra de la collection "Parcours Numériques", définit la notion d'éditorialisation comme une pratique qui se serait substituée au principe d'auctorialité, en mettant l'accent sur l'organisation et la structuration de contenus sur le web.

En effet, si l'accessibilité d'une ressource est autant voire plus importante que la ressource en elle-même, l'éditorialisation est progressivement en train de prendre la place de la fonction de l'auteur. Celle-ci donne du sens au contenu et garantit sa validité.

(pour en savoir plus : http://blog.sens-public.org/marcellovitalirosati/editorialisation/ )

Le groupe de chercheurs a donc développé trois axes de travail autour de la notion d'éditorialisation :

  • Le passage au numérique et la recontextualisation : la republication de textes initialement pensés pour d'autres supports, la création par des logiciels de nouvelles informations a partir de textes multiples traités de manière informatique.
  • La validation et la légitimation des contenus : les nouvelles stratégies de certification des sources avec le web sémantique, le web des objets mais aussi la réalité augmentée.
  • Les nouvelles formes d'émergence et de la connaissance : l'impact du numérique sur les processus conceptuels : voir, concevoir et comprendre le monde.

Observations et questionnements

Des remarques tant théoriques que pratiques émergent alors :

Tout d'abord, on observe que l'accès aux connaissances demeure pour le moment artisanal : les internautes font des recherches simples (par métadonnées ou en mode «plein texte») et les bases de données existantes proposent des accès à l'information comparables. Cependant, le monde anglophone montre une certaine avance sur les modes de recherche avec, par exemple, des publications de graphiques interactifs et de données brutes (des modes de compréhension de l'information encore pas ou peu utilisés dans le monde francophone).

Michael Sinatra remarque également la nécessité d'accompagner les étudiants et les chercheurs dans leur recherche d'information et leur compréhension du numérique. Ces mutations ne sont donc pas instinctives mais nécessitent un apprentissage. Cependant, si l'homme a une mémoire cognitive, il a aussi désormais une mémoire globale «dans sa poche, sur son smartphone».

La question serait donc la suivante : s'il y a perte des données sur le web, est-ce comparable à l'oubli ? Bien que les données référencées sur le web soient archivées, sont-elles encore accessibles, sont-elles encore trouvables ? Avec les processus de recherche mis en place actuellement, on peut effectivement se demander si l'on aura encore accès au document que l'on souhaite lire ou bien à celui que l'on cherche à nous faire lire. Cette mémoire collective est en réalité limitée à l'accès qu'on nous en propose sur le web.

Le rapport au savoir et au monde est donc profondément modifié et remis en question avec le numérique et internet.

Pour le secteur du livre et de la documentation, cela se traduit par :

  • L'importance de (re)penser l'accès aux contenus pour l'éditeur à travers une présence sur le web de manière construite et éditorialisée.
  • Parallèlement, la nécessité de conserver la recherche neutre en bibliothèque : une recherche qui se fait sur les caractéristiques du document uniquement et non en fonction de sa traçabilité.
  • De nouveaux modes de classification et d'archivage des documents qui émergent pour traiter et classer l'information.